mercredi 3 décembre 2008

Jackie Quartz

Juste une mise au point, sur les plus belles images de ma vie.

"Et puis, à quoi bon tout dire ? N'est-il pas doux au contraire de conserver dans le recoin du cœur des choses inconnues, des souvenirs que nul autre ne peut s'imaginer et que vous évoquez les jours sombres comme aujourd'hui, dont la réapparition vous illumine de joie et vous charmera comme dans un rêve ?"

Gustave Flaubert, 15 septembre 1840

Flaubert avait entrepris de parcourir le sud de la France, et de noter ses impressions sur sa journée le soir venu dans ses carnets. En 2006 le verbe est moins châtié et le glossaire un tantinet plus pauvre, cependant le fond du propos s’est logiquement imposé semblable lorsque j’ai interrogé des « voyageurs ». Car l’origine, l’essence même du tag tiens dans le déplacement, et c’est en cela qu’un taggueur, à mon sens, est un voyageur.

Le Nord est loin d’être parmi les destinations touristiques favorites des français, c’est certainement ce qui l’a éloigné d’une médiatisation de sa scène graffiti. Loin de la pluie, des mines, et de tous les clichés qui lui collent à la peau, le graffiti y perdure pourtant sous sa forme la plus pure : un nom, apposé sur un maximum de supports, dans l’illégalité. Loin elle aussi des clichés du graffiti et de ses récupérations toutes plus travesties les unes que les autres.

Lille et ses satellites immédiats, mais aussi Dunkerque, Arras, Valenciennes…ont depuis 1985 et jusqu’à aujourd’hui fourni une matière dense, secrètement gardée, archivée : tags, throw-ups et block-letters, sur murs et trains. Formant l’un des pans les plus denses de la culture contemporaine, l’héritage perpétuel de cette scène n’a jamais recueilli et ne recueillera jamais les suffrages. Car là n’est pas son but. Ce qui suit n’est d’ailleurs pas une énième tentative de justification ou d’explication. Le tag est à mes yeux le dernier refuge de la poésie et de la gratuité, point. Gratuité du geste, et poésie qui suinte naturellement des briques rouges, nos briques rouges, transpirant au travers d’un chrome qui reflète au soleil des centaines d’histoires.

Et l’histoire, ces histoires, s’échangent, s’apprennent. Bien avant de découvrir le « writer’s bench » de la station Grand Concourse de New York, immortalisé dans Style Wars, je me suis assis sur un banc, à écouter. C’était un soir du printemps 1998. Si près et en même temps si loin des blogs, fotologs, de toute l’impersonnalité, toute la virtualité du 21ème siècle. C’est un livre vivant qui s’ouvrait à moi ce soir-là. A l’école de la rue, mon « premier banc » restera comme l’un de mes tous meilleurs souvenirs. Il prit place lors de ma première rencontre avec Sleek. Pour la plupart des lecteurs, ce nom n’évoque rien. Pour quelques autres il résonne sans pareil. A l’époque il était en retrait du « milieu », et au cœur de toutes les rumeurs, de toutes les haines et jalousies inhérentes aux gens qui s’exposent, au sens propre comme au figuré. Moi, un rookie qui ne connaissait rien. Cette soirée fut un vrai moment, rare, une formation accélérée, une tranche d’histoire épaisse, une tartine d’anecdotes et de leçons que je digère encore, et dont l’esprit imprègne ce livre.

Mais alors « à quoi bon tout dire », tout montrer, tout enfermer dans un livre? A quoi bon tenter de restituer un environnement, une ambiance, des couleurs, des émotions, en alignant les photos, qui pourraient ne paraître que pour des instantanés et pour la partie immergée de l’iceberg ? Comment et pourquoi ne pas verser dans la nostalgie ? Comment équilibrer le passé et le présent, en devançant l’emprise du temps ? Le grand nombre d’ouvrages consacrés au graffiti sortis depuis cinq ans, la multiplication des magazines, des sites Internet, les erreurs et les oublis, les pièges et les enseignements nous ont donné quelques réponses et pavé en partie la voie. Mais les questions se renouvellent et s’accumulent. Les légendes de l’underground dont personne n’a jamais parlé ne sont-elles pas mieux là où elles vivent ? Dans le cœur et la tête des passionnés ? Faut-il les sortir de leur écrin ? Nombre de protagonistes de la scène du Nord ont préféré ne pas voir leur histoire résumée dans un livre pour des raisons diverses.

Mais aujourd’hui, comme Flaubert, les « choses inconnues », les « souvenirs que nul autre ne peut imaginer », « m’illuminent », me nourrissent. Les instants que j’ai dans la tête, qu’aucun appareil ne pourrait retranscrire sur papier ou écran, l’excitation encore ressentie dix ans après à l’évocation du mur du tram, ou de tout ce que j’ai directement approché de par mon activisme, sont les plus enviables et les plus forts qu’il m’ait été donné de vivre. Leur transmission me paraît utile, nécessaire, afin que les nouvelles générations, comme moi et d’autres l’avons fait il y a maintenant dix ans, prennent le relais. J’aurais évidemment préféré m’asseoir, « faire des bancs ».

Le tag, cet egotrip ultime, indescriptible ou presque, aux origines aussi nombreuses que les vocations, est aussi un voyage dans les méandres du cerveau et les profondeurs du corps humain. L’addiction à cette vie, faite d’illégalité, de vol et d’incompréhension perpétuelle, est totale. Je n’ai jamais considéré le graffiti comme un hobby ou comme une mode. Mais comme un excès, un extrême, un besoin vital. Qui réveille à 4heures du mat’, obsédé par le plan et complètement spasmé par l’adrénaline. C’est « reborde ta copine et charge tes bombes ». Je pourrais en parler pendant des heures, de chaque détail, chaque aventure, mais d’autres voient dans leur « travail » suffisamment de réponses à toutes les curiosités.

J’ai comme prétention d’apporter mon regard sur ce qu’a été le graffiti dans le Nord, l’écriture, le tag. Ce regard forcément subjectif je l’ai affûté depuis vingt ans, depuis les premiers tags qui balisaient mes trajets enfant. J’ai grandi les yeux rivés sur les murs, parcourant chaque jour des kilomètres à droite et à gauche. Je sais qui était là, quand, qui a pompé quelle lettre sur qui, et qui a fait son truc avec les tripes. J’y ai glané des amitiés et des rivalités. J’y ai surtout appréhendé des sentiments « vrais ». Nourris de fond en comble par la passion. La vanité qui semble s’échapper de ces lignes n’est au final que réalisme.
Un réalisme affiné au cours de mes travaux préparatoires, lors des multiples discussions que j’ai eu avec les principaux acteurs et spectateurs du « mouvement », afin de leur exposer le projet et nos motivations. Certains ont été dissertes, d’autres non, et d’autres encore utopistes, croyant déjà lire quatre pages à leur sujet. Il est vrai que, pour être le plus complet possible, le résumé de l’histoire d’une région implique la présence de personnes que « l’intelligentsia graffiti » considérerait comme incongrue, peu « vendeuse ». J’ai compris qu’elle était justifiée par l’énergie que certains ont mis, au détriment d’un style « académique », à écrire leurs pages. L’apport d’un mec qui ne fait que des couleurs « mortelles » le dimanche au fin fond de la campagne et d’un mec qui ne fait que des tags « simples » toute la semaine au cœur de la ville et de la vie, sont-ils pas équivalents ? Les deux motivent leurs détracteurs comme leurs partisans, et seront chacun probablement cités vingt ans après pour leur influence.

Les ego d’un bon nombre vont donc se froisser, tant mieux. La sélection qui s’est opéré a vu le grain séparé de l’ivraie. J’ai embarqué dans un bateau dont je ne voulais pas voir le pavillon battre softcore, assis sur le ponton à attendre. Si nous ne l’avions pas fait d’autres s’en seraient chargé, avec un objectif certainement plus mercantile, aux relents de copinage pestilentiels.
15 Septembre 2006

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